Brane Senegačnik
LA TOILE

Sept coeurs plus bas, la main frappe à la porte.
P. Celan, Cristal.

 
Plus un seul trait vers l’intérieur.
Dans ce vide
les visages des êtres et les choses se confondent.

Chacun à chaque instant peut devenir
moi,
mon moi toujours momentané
enfermé dans le carcan de la liberté.
Plus un seul pas
vers la vie sans un autre pas.

Où va ma toile?
Vers les choses
qui sont ce qu’elles sont.
Dans les méandres de leur joliesse et de leur tangibilité.
Et pleines de nuit.

Les choses ne sont pas mon horizon.
L’horizon est toujours là
où je puis atteindre.

C’est à ma fin que commencent les choses,
à ma fin que se conçoit le visage.

Où va ma toile?
Avec eux,
avec les tant aimés,
avec tous
je vole
l’ ultime vol
sur les rochers du vide.

Où est
ce qui nous aime
du fond de notre unicité ?
Où est ce qui me respire ?
Où est
ce qui est?

Sept larmes plus bas que le néant
va le silence de ma toile.

 

 

 
Brane Senegačnik
LE SAPIN

Consolation mortellement profonde
parsemée de vert foncé
de nos innombrables années.

Tu te penches,
tu nous regardes
du haut du soir éternel –

Comme nous, nous regardons,
non avec les yeux, mais avec la vie
qu’une main a ointe d’huile noire
et qui en la donnant l’a orientée
au-delà.

 

 
Brane Senegačnik
VIGILES

Il ne suffit pas de se taire.
Les étoiles sont enterrées trop profond.
Les âmes ont été fusillées trop souvent.
Il faut respirer le silence
si nous voulons respirer encore.

Que nos paroles,
nos corps,
nos pensées
le respirent dans la longue nuit de la vérité.

Entrons au pays du silence :
que les terribles couleurs de son ciel
prolongent nos pressentiments
jusqu’où eux-mêmes ne peuvent aller.
Pour que nous ne nous perdions pas.

Imprimons sur le silence
les visages des morts.
Pour ne pas les oublier.
Pour qu’à partir de leurs traits
tout soit plein de sens.
Que chaque heure muette
soit éclairée
par leur flamme.
Avec du silence formons des récipients :
pour les larmes interdites et pour les pleurs intérieurs.
Chacun à la mesure de son existence.
Donnons-nous les uns aux autres du sens à boire
dans la longue nuit de la vérité.

Bâtissons avec du silence
des maisons et une ville.
Pour qu’y vivent aussi les ombres.
Pour qu’y veillent les mots sur le monde.
Donnons forme à notre silence.
Respirons-le.
Regardons nous en lui.
Donnons-le nous les uns aux autres
pour en avoir en abondance.

Que les membranes de nos mots,
les membranes de nos corps,
les membranes de nos pensées
palpitent
en lui.

Pour être de nouveau ce que nous sommes.

Pour ne pas nous perdre
quand nous errons
chacun pour soi de par les ans
dans la longue nuit de la vérité.

 

Brane Senegačnik
RÊVE PYTHAGORÉEN

 

Ils sont deux.
Le messager du plein
Et
Le messager du vide.
Ils sont côte à côte.
Répliqués à l’infini.
Ils respirent côte à côte.
Aucun ne sait que l’autre existe.

La lumière, elle, sait.
La lumière se transforme sans cesse,
Qui tisse la trame de tout.
Comme si elle émanait de leur souffle.

Comme si elle naissait
de l’infiniment incolore,
du totalement innomé,
de l’absolument inconcevable,
qui en de rares instants
nous fait don de nous-même,
à la pauvre clarté du néant.

 

 

Traduction: Pavle Rak